Conseils existentiels

…à l’attention des étudiants en M2 (aux écoles belges)

Bonjour, mes jeunes amis !

J’ai décidé d’écrire ce petit mot à votre intention, puisque je constate que, année après année, c’est plus ou moins en ce moment de l’année du M2 que beaucoup commencent à se poser de grandes questions existentielles concernant leur orientation, leur avenir et leur quotidien. Mon but ici est de vous donner quelques conseils et quelques idées pour vous permettre d’abord de moins angoisser, ensuite de commencer à prendre les bonnes décisions concernant votre vie et votre avenir, comme interprète ou pas !

Vers la fin de l’année, beaucoup commencent à connaître un ‘déclic’ en interprétation simultanée, beaucoup d’autres se demandent s’ils vont un jour arriver à relever le défi technique qu’ils se sont (parfois en méconnaissance totale de cause – comme c’était mon cas) fixé, et pas mal de gens s’interrogent sur la nature de la vie de l’interprète de conférence et se demandent si, psychiquement et existentiellement, ils sont faits pour cela.

Je voudrais que vos importantes décisions, vous les preniez surtout en pleine connaissance de cause, ce qui peut ne pas être le cas pour l’heure. Je voudrais aussi que vous compreniez que, même si notre métier ne convient (psychiquement et/ou intellectuellement) pas à tous ceux qui se sont un jour dit qu’ils voudraient y entrer, beaucoup des plus grands interprètes du monde ont passablement galéré avant d’apprendre à interpréter.

Avant d’aller plus loin, il est aussi important pour moi de vous dire clairement que, si vous ne vous engagez dans vos études et vos entraînements que de manière tiède, à moitié ou à reculons, si vous ne poursuivez vos efforts que pour l’obtention d’un diplôme universitaire, ces efforts ne seront presque certainement pas couronnés de réussite.

En outre, pour que vos ‘souffrances’ soient compensées par des satisfactions et un agrément suffisants pour que vous ‘teniez le coup’ pendant votre Mastère, il est vraiment préférable que vous ayez très fortement envie de pratiquer ce métier. Si votre motivation n’est pas à toute épreuve, il serait tout à fait compréhensible que vous ayez tôt ou tard envie de baisser les bras, et vous auriez sans doute raison de le faire – à chacun de décider (du moment, encore une fois, qu’il/elle le fait en pleine connaissance de cause !) si le jeu en vaut la chandelle, et si les compensations en tous genres compensent les inévitables difficultés. Pour ma part, je peux vous garantir que l’exercice de ce métier fascinant me comble toujours autant après 25 ans de cabine et que, avec l’avantage de ce long recul, je n’ai jamais un seul jour regretté d’avoir choisi l’interprétation de conférence !

Après ce préambule, voici donc quelques idées que je vous propose de bien mijoter avant de prendre la moindre ‘grande’ décision concernant la suite :

1)

Si vous constatez que – enfin – vous commencez à pouvoir ‘faire’ l’interprétation simultanée, je vous en félicite et je suis fier de vous. Vous savez que personne n’y arrive au début, mais pour la plupart (mais pas tous) un déclic s’opère plus ou moins tard dans la deuxième année du Mastère. A ceux qui attendent encore ce déclic, je dis qu’il est encore bien trop tôt pour décider que celui-ci ne viendra pas, et qu’il faut continuer de travailler d’arrache-pied pour voir si le moment arrivera d’ici les examens, encore distants de quelques mois. Pour être clair, beaucoup de gens qui sont par après devenus d’excellents interprètes (votre serviteur y compris..) n’y arrivaient toujours pas à ce stade de l’année, malgré les grandes compétences qu’ils ont pu acquérir par après.

Si à présent vous arrivez de temps à autre à surnager convenablement en cabine, mais que les jours ‘avec’ s’intercalent encore entre pas mal de jours ‘sans’, rien de plus normal ! L’une des grandes qualités que l’on doit apprendre à l’école d’interprètes, c’est la constance dans les prestations, mais encore une fois à ce stade des prestations en dents de scie sont la règle et pas l’exception, et ne doivent pas être motif d’inquiétude.

Le travail de l’interprète, vous l’aurez constaté (et comment !), comprend une gigantesque composante mentale, et on n’y arrive pas sans confiance en soi. En même temps, exercer l’interprétation sans l’aimer intensément, ce n’est pas une recette qui procure du bonheur. Il est donc hyper-important, si l’on veut devenir interprète de conférence épanoui(e) et compétent(e), d’acquérir une certaine confiance en soi, en s’appuyant sur un bagage passé de nombreuses prestations réussies. Une fois que vous commencez à acquérir ce bagage - où chaque prestation positive alimente et renforce le mental et les prestations qui suivront – votre confiance va rapidement augmenter : grâce à ceci, vous serez meilleur interprète, un peu plus presque à chaque fois que vous entrez en cabine, et vous commencerez à pouvoir aimer l’interprétation et trouver l’expérience de la cabine agréable et pas traumatisante.

Il s’agit d’un cercle vertueux, mais le revers de la médaille est le cercle vicieux dans lequel on s’enfonce si la technique de la simultanée continue de se faire désirer. En clair, aussi longtemps qu’on n’a pas vécu une série d’expériences positives en cabine, on n’a droit qu’au mauvais côté (souffrances, stress, doutes, mises en cause..) de celle-ci, sans goûter aux expériences positives - voire jouissives - qui font de l’interprétation un métier fabuleux qui peut longtemps combler ses praticiens...

Il faut donc, pour être performant et heureux dans l’interprétation, que les joies éprouvées en cabine compensent le stress qui est toujours bien là, alors si pour l’instant ce n’est pas le cas pour vous, vous ne connaissez toujours que le ‘mauvais côté’ du métier, sans avoir pu goûter à ses joies. Je suis là pour vous dire que ces joies sont nombreuses, profondes et inhabituelles, et que, pour moi en tout cas, le jeu en vaut vraiment la chandelle ! Je ne voudrais pas que vous preniez des décisions importantes quant à votre avenir - avec ou sans l’interprétation - en n’en ayant qu’une expérience qui se résume à une galère constante, car sachez que pour la plupart des gens cette galère se transforme à un certain moment en paquebot..

2)

A présent, je voudrais aborder une question un peu différente :

J’ai cru comprendre que pas mal d’entre vous avez reçu l’impression que, pour pouvoir bien réussir dans le monde de l’interprétation, il faut se muer en une personne dure et ambitieuse, qui est prête à sacrifier les belles qualités humaines sur l’autel de la réussite dans un métier où il est, certes, difficile de percer. Là, c’est une question compliquée, difficile et controversée, mais je vais essayer de dissiper ce que je trouve être un malentendu parfaitement compréhensible mais très dommageable.

En M2, vous en êtes à un stade dans votre vie où vous êtes en train de passer de la vie et du statut d’étudiant récemment sorti de l’adolescence, à la vie d’adulte et qui plus est d’adulte exerçant une profession plus ou moins ‘libérale’. En même temps, vous essayez d’acquérir l’une des compétences techniques les plus difficiles au monde, et à contempler la vie professionnelle du grand monde qui existe en dehors des milieux scolaire et académique.

En outre, vous essayez de faire tout ceci en pleine crise économique quasi sans précédent, alors je vous dis que vous vous attaquez à plusieurs grands morceaux en même temps – que cela vous stresse, vous rende perplexe et vous fasse peur, rien donc de plus normal !!

La concurrence est forte dans tous les domaines de vie, ces jours-ci, car il y a partout plus de demandes de travail que d’offre. Dans le milieu de l’interprétation, 9 praticiens sur 10 exercent comme freelance : il s’agit donc d’un modèle où on entre en concurrence pour décrocher ses contrats (comme c’est le cas dans une multiplicité de domaines professionnels et artisanaux), et où on doit gérer sa vie d’indépendant tout en tentant de convaincre un employeur qui compte ses sous, de dépenser sur vous un montant conséquent qui correspond à votre niveau d’études et de compétences.

Dans un tel contexte, il est vrai que la solidarité et l’altruisme ne sont pas les premières qualités démontrées par tous les interprètes de conférence, tout comme elles ne le sont pas dans d’autres domaines de la vie. Par contre, ce serait une grave et malheureuse erreur d’imaginer que, si on n’est pas prêt à devenir un requin qui s’attaque à tout ce qui bouge, ou un jeune loup avec des dents qui rayent la parquet, il n’est pas possible de se constituer une place au soleil comme interprète de conférence.

Ceci, je l’évoque car je crois comprendre que certains ont reçu l’impression que pour réussir à se frayer un chemin dans cette profession, il est indispensable de ranger au placard ses qualités humaines, pour se concentrer sur la recherche de travail et pour l’emporter lors des appels d’offres et autres démarches professionnelles. Rien n’est plus loin de la réalité, car notre métier est un espace où les qualités de solidarité, d’empathie, de droiture et de respect sont au premier plan, et afficher ces qualités (comme vous le faites bel et bien, car je vous connais !) est toujours payant, au moyen et au long terme sinon le jour même. De telles qualités humaines sont très prisées dans notre métier, car un(e) collègue solidaire, altruiste, agréable, honnête et loyal est à tout moment très recherché(e) lors de la constitution des équipes : ces qualités sont bien entendu désirables à un niveau humain, mais sont souvent aussi la clef de la réussite professionnelle.

Alors, restez surtout qui vous êtes, soyez humains, généreux et empathiques et vous serez appréciés à votre juste valeur par 90% des professionnels que vous côtoierez – « To thine own self be true, and it follows as the night the day, thou canst not then be false to any man ».

Tout ceci étant dit, il est tout à fait vrai que tous ne peuvent pas acquérir les compétences techniques requises pour devenir interprète de conférence, que tous ne peuvent (ou ne veulent) facilement supporter le stress qui est immanquablement présent dans un métier de ‘performances’ comme le nôtre, et que tous n’arrivent pas (ou ne souhaitent pas) à se construire le ‘personnage professionnel’ qu’il est utile de pouvoir déployer dans le monde du travail.

Si vous estimez, toute réflexion faite, ne pas avoir pour vocation de devenir interprète de conférence mais que vous aimez les côtés humain et de communication de l’interprétation, vous trouverez ci-dessous une copie de la section pertinente de mon vade mecum intitulé « J’ai mon diplôme d’interprète de conférence : je fais quoi, maintenant ? », qui explique plus en détail le domaine du ‘Public Service Interpreting’ (pour une version complète de ce document, voir ici). C’est un secteur et un environnement où l’interprète se rend très utile, où les exigences linguistiques et techniques sont moindres, mais qui est extrêmement gratifiant pour le praticien, qui peut faire une vraie différence dans des circonstances assez difficiles pour ses clients. Ici, les récompenses pécuniaires sont moindres, mais la gratification humaine est grande, tandis que l’environnement est, de par sa nature, bien moins apte à stresser l’interprète qui y est actif :-

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Etudier aussi les débouchés dans le milieu (hors-conférences) du ‘public service interpreting’ et de l’interprétation dite ‘de liaison’

Il y a pas mal de possibilités pour l'interprète 'social', 'de liaison' ou des 'services publics' (la terminologie n'est pas standardisé..) - le terme en anglais est celui de 'Public Service Interpreting'. Les enjeux pour les clients y sont très importants, mais la rémunération est moindre que pour les conférences formelles, car cette branche du métier n'est ni bien développée ni bien connue. L'avantage c'est qu'il y a du travail à prendre dans ce domaine, et que l'interprète avec un peu de maturité et de jugeotte peut s'y frayer un chemin plutôt positif. En outre, c'est un travail très humain et très satisfaisant pour ses praticiens, même si comme je l'avais dit la récompense purement pécuniaire n'est pas à la hauteur de l'interprétation de conférence (ce qui pour moi ne reflète nullement l'importance relative des deux branches, tout le contraire!). Un autre truc: dans ce contexte il est relativement fréquent, et acceptable, de travailler en biactif entre une langue 'A' et une langue 'C', ce qui n'est pas toléré dans l'interprétation pur les Organisations Internationales..

Alors, comment faire? Comme il n'y a pas vraiment de démarche normalisée, à chacun(e) de penser de manière osée et souple, pour dénicher les clients pouvant avoir besoin de ce genre d'interprète. Voici, pêle-mêle, des pistes qui me semblent favorables:

  • les hôpitaux

  • les commissariats de police

  • le ministère de la justice

  • le ministère de l'intérieur

  • les grand hôtels

  • les prisons

  • les agences chargées des demandes d'asile

  • éventuellement, les tribunaux

  • les grandes entreprises commerciales

  • les ambassades et consulats

  • les services sociaux

  • les ONG

En fait, il n'y a de limites aux possibilités que celles imposées par son imagination, et il est utile de passer du temps avec les pages d'or pour dénicher d'autres entités susceptibles d'avoir besoin de vos services. Se confectionner un bon cv, adapté au milieu dans lequel on prospecte, et soigner ses compétences en relations publiques, ainsi que ses tenues!

A chaque reprise, il faut trouver l'interlocuteur pertinent, et enquêter sur les hiérarchies de responsabilités lorsque des structures étatiques sont concernées. Penser, par exemple, aux concierges dans les hôtels, aux administrateurs des hôpitaux, et à quel bureau sera responsable, au sein d'un ministère, de tel ou tel service ou antenne.

Les qualifications d'entrée ne sont pas toujours codifiées, et il n'y en a souvent aucune! Parfois il y aura un petit examen ou test à passer, mais ceux-ci n'auront rien à voir avec les tests formels que tu as connus. Avec une formation derrière soi, soldée ou non par un diplôme, on part déjà avec une longueur d'avance, car beaucoup de praticiens dans ce milieu n'ont ni l'une ni l'autre. Le fait de pouvoir se targuer d'une qualification et de pouvoir travailler à cheval entre l'interprétation 'PSI' et celle de conférence, est une bonne carte à jouer.

Pour terminer, une petite mise en garde : les deux branches de l’interprétation ne communiquent que peu, et les normes de qualité et de déontologie qui s’y pratiquent ne sont pas toujours analogues, même s’il ne s’agit pas d’une fatalité. En tant qu’interprète, il est souvent malaisé de se déplacer entre le milieu des conférences et des services publics. Au début de la carrière d’interprète de conférence, par contre, il est plus facile de se mouvoir des deux côtés de la ‘barrière’ sans faire de tort à sa carrière naissante, car chacun reconnaît qu’un jeune interprète débutant doit pouvoir vivre afin d’avoir l’occasion de s’épanouir sur le plan professionnel.

Comme toujours, ici la clef consiste à travailler bien et consciencieusement, à bien se comporter, à respecter la notion de déontologie et à rester humble et loyal….

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N’oubliez pas que, même si vous décidez, pour des raisons qui vous sont propres, de vous consacrer à une carrière dans le secteur décrit ci-dessus, il est probable que vous souhaitiez néanmoins poursuivre et terminer vos études afin d’obtenir le diplôme convoité de Mastère en interprétation de conférence, pour des raisons de satisfaction personnelle et familiale, et pour embellir votre curriculum vitae. En ce cas, il n’en est pas moins essentiel de s’interdire toute baisse de régime ou de concentration, sous peine d’échec lors des examens diplômants. En outre, votre jury d’examen sera, lui, composé d’interprètes de conférence qui appliqueront les étalons de la profession, que votre choix personnel aille ou non dans ce sens par la suite.

Je voudrais que vous réfléchissiez bien longuement, et que vous fassiez conseiller en cas de besoin par des professionnels de bonne volonté et d’expérience, avant de décider soit de vous consacrer à fond à votre apprentissage et au début de carrière qui suivra, soit de laisser tomber (avant ou après les examens) et d’opter pour une autre voie. Si vous devez parler à des gens de confiance, aux qualités humaines avérées et qui ont vos intérêts à coeur, faites-le, mais quoi que vous décidiez, faites-le en connaissance de cause et sur base de données réelles plutôt que de rumeurs ou d’impressions peut-être erronées ou hâtives. Quelle que soit votre décision, Julia et moi resterons fiers de vous et serons là pour vous aider si vous le demandez, car notre souhait est de vous aider à vous trouver et vous y retrouver, que ce soit comme interprète ou dans un autre domaine de la vie.

Si la lecture de ce texte a suscité en vous des questions, des questionnements, des doutes ou des ambitions, nous sommes à votre disposition…

Chris Guichot de Fortis

Christopher Guichot de Fortis (A-EN, B-FR, C-ES) M.A. (Cantab); PDLS; BACI; M.A. in Conference Interpretation (University of Bath); AIIC, has had an eclectic life.

At 18 he briefly played professional tennis, then began competing as an amateur rally driver. His obtained BA and MA degrees from St. John’s College, Cambridge, going on to serve 9 years in the British police.

In 1988 he began a staff interpreting career at NATO Headquarters, becoming a Senior Interpreter (servicing inter alia 400 committees at all levels, and countless Ministerial and 14 HOSG Summit meetings) and running NATO’s recruitment tests and practice programme for 10 years. He has now retired.

He has also organized volunteer interpreting teams for several NGOs, trained and worked for 15 years as an ambulance paramedic, and founded a refugee social and legal service, “l’Olivier 1996”. 

He has taught, examined and lectured at over a dozen interpreting schools in Belgium, France, the USA, the UK, the Czech Republic, Germany and Mexico, has taught for AIIC in France and Germany, and currently chairs the Belgian AIIC Network of Trainers (BANT). For several years he was also a member of the Geneva International Model United Nations teaching team. More recently, he has spoken at the TerpSummit for the past 3 years. He began teaching on the CCIC in 1991, and has been its co-director since 2002.

Since he retired from NATO, he freelances and spends much of his time training Master’s students and providing specialized and targeted individual CPD coaching to (primarily) young interpreters in many countries.

He continues to run and develop the “L’Olivier 1996” registered charity, and to compete regularly and successfully in regional and international level motorsport rallies.

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